Il était une fois un pingouin prénommé “Little Boy”. Son papa, un Humain, lui donna vie dans son livre “Le principe du petit pingouin”.

Ainsi Denis Doucet, psychologue clinicien, nous raconte comme ce petit pingouin heureux sur sa banquise se retrouva à griller au soleil de l’Equateur !

Little Boy est un petit pingouin plein de vie, plein de bonne volonté, plein d’enthousiasme qui va rencontrer Big Mouth, un phoque qui va rapidement savoir mettre à profit les talents de pêcheur de Little Boy.

Au début, notre petit pingouin va juste continuer de faire ce qu’il sait faire : pêcher des poissons. Il va le faire avec joie, avec plaisir, avec défi, avec envie.

Il va s’adapter aux nombreuses demandes de Big Mouth, au début, cela ne lui coûtera rien ou presque. Tant que les exigences resteront cohérentes avec ses capacités de pingouin, Little Boy accomplira ses missions avec plus ou moins de succès.

Puis de jour en jour, d’objectif grandissant en objectif grandissant, Little Boy va devenir de plus en plus fatigué, passer tout son temps à pêcher et à dormir, oubliant ses amis et sa famille, trop fatigué pour prendre du bon temps avec eux.

Little Boy sait s’adapter à toutes les exigences de Big Mouth. Il reçoit une rétribution à la hauteur des missions qu’il accomplit. Il peut ainsi s’acheter plein de choses dont il n’avait jamais eu besoin auparavant mais il dispose de davantage d’options en terme de consommation, de divertissement…dont il ne parvient pourtant pas à profiter.

Le coup de grâce arrive lorsque Big Mouth, qui reconnaît un grand talent et une grande loyauté à notre petit pingouin dévoué et obéissant, lui demande d’aller pêcher dans les eaux plus chaudes.

Little Boy va littéralement cramer…
Oh il est courageux, il a envie de satisfaire les exigences de Big Mouth dont le regard, autrefois sans importance, est à présent devenu essentiel à l’équilibre psychique de Little Boy. Alors il va essayer, encore et encore. Mais les eaux chaudes, le climat l’étouffent, il se meurt. L’environnement dans lequel Big Mouth lui demande de s’intégrer n’est décidément pas fait pour lui et ses besoins de petit pingouin vivant sur la banquise !

Il me vient alors une question !

Qu’est que la démarche QVT (Qualité de Vie au Travail) pourrait apporter pour améliorer le quotidien de ce pingouin ?

Je lis, j’entends, que permettre aux pingouins de se divertir avec des tables de ping pong, se relaxer grâce à des séances de sophrologie ou de méditation dispensées sur le lieu de travail permet d’améliorer leur qualité de vie au travail.

Peut-on alors penser que si Little Boy avait bénéficié de séances de méditation, il aurait réussi à s’adapter à un milieu aux antipodes de ses besoins ? Peut-on imaginer que si Big Mouth avait investi dans des tables de ping pong ou des after works festifs, ses pingouins n’auraient pas cramé au soleil de l’Equateur ?

L’humain que je suis, touchée par ce petit pingouin qui est allé au bout de lui-même, au bout de ses capacités d’adaptation et de suradaptation, est parfois révoltée par les promesses tenues par certains acteurs de la QVT.

Insidieusement, la “Qualité de Vie au Travail” est venue se substituer à l’Amélioration des Conditions de Travail et à la prévention.

Est-il de bon ton d’opposer les deux ? Je ne le crois pas bien que ce soit parfois très tentant.

La QVT a elle seule peut-elle faire diminuer le nombre de suicides liés au travail et les syndromes d’épuisement professionnel ? Peut-elle vraiment estompée la souffrance au travail ?

La qualité de vie au travail ne passe-t-elle pas d’abord par de bonnes conditions de travail et un travail de prévention ?

Si nous reprenons l’histoire du petit pingouin, nous pouvons examiner les différentes étapes du processus qui a conduit Little Boy à finir cramer.

Lorsque la cadence de pêche imposée par Big Mouth reste dans le champ des possibles, Little Boy s’épanouit dans son travail. Il est dévoué à son nouveau patron, il a envie de faire prospérer son entreprise et d’en être acteur. Tout cela a du sens pour lui, il pêche pour un Autre, en reçoit une rétribution qui lui apporte un certain confort. Tout est OK.

Au moment où Big Mouth lui demande de pêcher plus pour gagner plus, Little Boy s’exécute et tient ses objectifs. Il est un peu fatigué mais sa vie continue, il poursuit ses glissages entre amis sur la banquise, il voit ses proches, il est heureux. Fatigué, mais heureux. Son mode de vie a un peu changé mais pas au point de perturber son quotidien et son état d’esprit.

Arrive l’étape où pour tenir les objectifs, Little Boy commence à puiser dans ses réserves et réduire drastiquement la voilure de sa vie privée. Moins de sorties pour économiser son énergie afin de remplir ses missions de pêche.

Il perd en enthousiasme et en motivation. La vie devient plus grise. La joie de vivre s’estompe mais Little Boy continue de tout faire pour remplir ses objectifs, parce que c’est un pingouin sérieux Little Boy, on ne badine pas avec le travail ! Et puis Big Mouth l’encourage, lui dit qu’il peut y arriver, qu’il est son meilleur élément même quand Little Boy dit qu’il est épuisé…

A la lecture de l’histoire de Little Boy, je me suis interrogée :

Mais pourquoi ne dit-il pas stop ?

Et pourquoi Big Mouth lui impose ces cadences alors que Little Boy l’a alerté ?

La QVT aurait-elle pu faire quelque chose à cet endroit là ?

Si les pingouins et les phoques n’ont pas de Code du Travail, nous Humains, en France, avons la chance d’en avoir un !

Et il recèle de trésors !

Mon préféré : “Les 9 principes généraux de prévention” !

Regardons comment les 9 principes de prévention aurait pu guider Big Mouth afin de préserver Little Boy.

Prêt.e pour un voyage sur la banquise ?

1 – Eviter les risques : Supprimer le danger ou l’exposition à celui-ci ou, à défaut, le réduire et éviter ceux qui ne peuvent l’être.

Lorsque Big Mouth envoie Little Boy en Equateur, évite-t-il le risque pour son pingouin de finir cramer ? Non !

Pourtant, plusieurs options s’offraient à lui, par exemple :

–  Big Mouth renonce à ses idées de grandeur et fait le choix de ne pas faire prospérer son entreprise de pêche dans les eaux équatoriales. Il se satisfait d’une entreprise qui se développe dans un climat adapté à ses pêcheurs experts de la banquise. Il peut même prétendre à devenir le numéro un de son secteur, spécialisé en poissons frais 100% frais !

– Big Mouth tient à se développer sur tous les continents, avoir une entreprise de poissons en tout genre. Il emploie alors des martins pêcheurs, experts de la pêche en eaux tempérées.

– Big Mouth veut tenir des objectifs qui correspondent aux capacités physiques de 10 pingouins ? Très bien ! Il emploie donc 10 pingouins, réduisant ainsi les risques de surcharge de travail et donc les risques de troubles musculo-squelettiques et in fine, l’absentéisme. Chez les pingouins aussi, ça existe !

Pour appliquer ce premier principe, on se rend compte que Big Mouth devra faire des choix. S’ils lui appartiennent et ne peuvent être jugés, il en est aussi le seul responsable.

2 – Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités : Apprécier leur nature et leur importance, notamment lors de l’élaboration du document unique d’évaluation des risques professionnels, afin de déterminer les actions à mener pour assurer la sécurité et garantir la santé des travailleurs.

Big Mouth a des objectifs de rentabilité qui sont équivalents à la charge de travail de 10 pingouins, or, il n’en a embauché que 8. Pourquoi pas !

Mais a-t-il évalué les risques liés à ce choix ? Disons que oui ! A-t-il mis en face les actions correctrices ? Disons encore oui !

Il les a évalué et a trouvé des solutions :

– pour éviter l’augmentation des troubles musculo-squelettiques chez les pingouins, il a travaillé avec un expert en aéronautique. Ce travail a abouti sur l’achat de propulseurs aquatiques équipés des dernières technologies. Les pingouins, avec ces aides techniques, gagnent 20% de vitesse et parviennent à faire à 8, la pêche de 10. Le rythme de leur battements d’ailes ainsi réduit, le risque de développer une tendinite de la coiffe des rotateurs de l’aile est fortement réduit !

– Ils bénéficient également d’Equipements de Protection Individuel. En effet, les vitesses aquatiques auxquelles sont soumis les pingouins peuvent abîmer leur canal aural. Ils sont alors équipés de casques de maintien des plumes sur leur canal. Et oui Mesdames, Messieurs, on n’arrête pas le progrès !

– La charge de travail qui pèse sur les pingouins peut conduire à une fatigue accrue, aussi, il est nécessaire que l’organisation de travail prévoit des jours de repos, voire même des congés !

Ces temps de repos respectés diminuent fortement le risque d’installation d’une fatigue chronique, d’un épuisement aquatique et donc un meilleur présentéisme et une meilleure efficacité au travail.

Il est également convenu que les pingouins en repos peuvent se déconnecter de leur biper “Tam-tam”.

Il reste important de garder à l’esprit qu’un pingouin exténué est un pingouin qui ramène moins de poissons.

Faut-il s’en séparer ? me demande Big Mouth. Pourquoi donc s’en séparer, Monsieur Big Mouth ? Veillez à appliquer les principes de précaution, et vous retrouverez un pingouin en forme !

Si votre pingouin exténué ramène toujours autant de poissons, attention Monsieur Big Mouth, ça risque de se terminer par un pingouin cramé sur la banquise !!! Ce n’est pas parce qu’il le fait qu’il en a les moyens ! Etrange ? Oui, mais réaliste !

3 – Combattre les risques à la source : Intégrer la prévention le plus en amont possible, dès la conception des équipements, des modes opératoires et des lieux de travail.

Avec l’application effective et consciencieuse des deux premiers principes, Big Mouth a déjà bien avancé sur le combat des risques à leurs sources !

Il a mis en place une organisation de travail qui comprend des temps de repos, il a investi dans des équipements de protection et des aides techniques, il a embauché davantage de pingouins…la vie est belle sur la banquise !

4 – Adapter le travail au Pingouin : Adapter la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé.

Là aussi, en étant très attentif au respect du premier principe, Big Mouth a embauché des martins pêcheurs en Equateur, évitant ainsi aux pingouins de devoir s’adapter à un climat dangereux pour leur santé.

En adaptant le nombre de pingouins salariés à la cadence et aux objectifs désirés, Big Mouth évite à ses pingouins de s’épuiser à la tâche.

On peut aussi imaginer que notre phoque sait adapter la cadence et les objectifs aux nombres de pingouins présents en cas d’absence de l’un d’eux.

5 –Tenir compte de l’état d’évolution de la technique : Assurer une veille régulière pour mettre en place des moyens de prévention répondant aux évolutions techniques et organisationnelles.

La magie des 9 principes de prévention ? C’est qu’en s’occupant des premiers, on s’occupe forcément des autres !

Big Mouth a équipé ses pingouins des dernières technologies, il a inventé les congés payés sur la banquise…quand il manque un pingouin, il revoie ses objectifs à la baisse.

Et depuis peu, il sait que ce n’est plus nécessaire. Son entreprise est souvent citée en exemple. Les pingouins salariés de l’autre pêcherie, en grève, réclament des mesures identiques à celle prises par Big Mouth.

A présent, il dispose même de pingouins et martins pêcheurs intérimaires toujours prêts à renforcer les effectifs et espérant pouvoir un jour intégrer l’entreprise !

Il a même créé un groupe de travail pour que pingouins et martins pêcheurs volontaires réfléchissent à des pistes d’améliorations en tenant compte des évolutions technologiques. Big Mouth s’est rendu compte que certains d’entre eux avaient le goût de l’innovation, ainsi, avec ces réunions, il met les appétences individuelles et l’intelligence collective au service de l’entreprise et de celles et ceux qui la font, du plus petit au plus grand.

Il est au top notre Big Mouth !

6 – Remplacer ce qui est dangereux par ce qui ne l’est pas ou par ce qui est moins dangereux. Prioriser la suppression du danger par rapport à sa réduction. Éviter l’utilisation de procédés ou de produits dangereux lorsqu’un même résultat peut être obtenu avec une méthode présentant des dangers moindres.

Dans le cas de l’entreprise de Big Mouth, ce qui est dangereux est, notamment, de demander à un pingouin d’aller pêcher dans la zone équatoriale.

Ce qui l’est moins ou ne l’est pas :

– embaucher des martins pêcheurs pour la pêche dans ladite zone

– renoncer à la pêche dans ce secteur et se spécialiser dans la pêche en zone froide.

7 – Planifier la prévention . Intégrer dans un ensemble cohérent la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés aux différentes formes de harcèlement, telles que celles prévues dans le code du travail.

Evaluer régulièrement les risques biologiques, chimiques, physiques et psycho-sociaux afin d’actualiser le Document Unique de l’Evaluation des Risques Professionnels
Appliquer à notre pingouin et à notre phoque cela signifie que Big Mouth doit tout mettre en œuvre pour évaluer les risques professionnels encourus par les pingouins et opter pour des actions correctives, préventives ou curatrices.

Par exemple :

Préventives : Big Mouth a choisi d’équiper les pingouins d’aides technologiques (les propulseurs aquatiques), et d’EPI (les casques de protection du canal aural) afin d’éviter les risques physiques

Correctives : Big Mouth a cessé d’envoyer des pingouins dans l’Equateur, il a également organisé le temps de travail de façon à assurer aux pingouins des temps de récupération. Ce qui améliore considérablement la prévention des risques psycho-sociaux.

Big Mouth devra rendre compte du plan de prévention, des actions déjà mises en place, celles en cours, celles à venir, celles à trouver.

8 – Prendre des mesures de protection collective. Privilégier des protections collectives et si nécessaire les compléter par des équipements de protection individuelle uniquement en complément.

9 – Donner les instructions appropriées aux travailleurs. Donner aux salariés et aux intervenants les informations nécessaires à l’exécution de leurs tâches dans des conditions de sécurité optimales. Il s’agit notamment de leur fournir les éléments nécessaires à la bonne compréhension des risques encourus et ainsi de les associer à la démarche de prévention.

Sur ces deux derniers principes que je n’ai pas développés, je vous invite à imaginer ce qui pourrait être mis en place dans l’entreprise de Big Mouth.

Moi, je reviens à présent à la QVT ! La plupart du temps, à la QVT est lié le bien-être au travail, ça c’est plutôt cool. En effet, bien être / être bien dans son travail, voilà un objectif commun à de nombreux pingouins.

Là où ça fait grincer du bec un des collègues de Little Boy, c’est quand on lui cause de “bonheur au travail”…

Là, il en deviendrait presque agressif !

Black Feather a vécu la même histoire que Little Boy.

Il me confiait récemment que si Big Mouth l’avait écouté, avait réduit les cadences et n’avait pas usé de sa loyauté et de sa dévotion, il aurait pu éviter qu’il ne se crame dans l’Equateur.

J’ai entendu de la colère, de la frustration et un fort sentiment l’injustice dans les mots de Black Feather.

C’est la première fois d’ailleurs qu’il exprime cela.

Jusqu’alors il s’en voulait de ne pas avoir pu être fidèle à Big Mouth, de ne pas avoir réussi à tenir les cadences. Il avait honte d’avoir ainsi flanché, il s’en voulait beaucoup et ne comprenait pas pourquoi son corps l’avait lâché ainsi.

A force d’écoute, d’accueil inconditionnel de tout ce qui se passait en lui, ses émotions, sa détresse, sa culpabilité, Black Feather touchait enfin ce qu’il n’avait pas oser approcher : sa colère.

Si Little Boy avait fini par dire non à Big Mouth en démissionnant, et était rentré au pays, Black Feather avait voulu essayer encore une fois de s’adapter au climat équatorial. Pourtant, il le savait que c’était dangereux pour sa santé, voire sa vie. Il s’était retrouvé six mois plus tôt dans le coma, sauvé in extremis par Little Boy qui l’avait trouvé au bord de l’eau, inanimé.

Aujourd’hui, Black Feather ne comprend pas son acharnement, il est révolté contre les procédés de Big Mouth qui a su flatter son égo, profiter de sa dévotion, de sa rigueur et de son besoin d’être à la hauteur.

Il se rend compte qu’il a été utilisé.

Certains diront que tout cela a procédé de ses choix successifs. Ce qui est sans doute en partie vrai. Pour autant, dans une relation, nous sommes toujours deux, que ce soit ici ou sur la banquise, chacun est responsable de son bout d’écharpe (comme l’explique Jacques Salomé).

Ce n’est pas parce que Little Boy ou Black Feather n’ont pas réussi à dire non que cela conférait le droit à Big Mouth d’en profiter !

Big Mouth avait l’obligation d’éviter les risques pour ses pingouins.

Il serait aussi dangereux et contre productif de considérer que ce que Little Boy et Black Feather ont vécu est un problème individuel, une fragilité personnelle, une incapacité de leur part à faire face à leurs objectifs professionnels, à un contexte social tendu.

Ce type de problématique que rencontrent nos deux pingouins sont le symptôme d’un système dysfonctionnant, d’une entreprise banquisarde qui doit s’interroger sur ses modes de production, sur son organisation, sur ses rapports sociaux.

Il s’agit aussi certainement du symptôme d’un modèle de société néfaste pour la Pingouinité et même l’Humanité.

Parfois, je me prends à rêver d’une banquise où tous les pingouins sauraient dire non à leur Big Mouth. Mais cela augurerait un sacré chaos !

Alors je préfère espérer un avenir plus serein :

– où les phoques seraient davantage conscients des risques qu’ils font courir à leurs pingouins et y remédieraient

– où les pingouins sauraient signifier leurs limites et où les phoques les respecteraient

– où le respect mutuel créerait une ambiance propice à l’émulation et à la croissance aussi bien des Êtres que des Entreprises

– où le Travail s’adapterait enfin à l’Homme et aux Pingouins plutôt qu’aux objectifs de performance et de rentabilité.

– où un terme ne viendrait pas masquer de réelles difficultés et manquements

– où l’Amélioration des Conditions de Travail serait un pré-requis à la démarche QVT.

Voilà ici mon espérance.

Et la vôtre, quelle est-elle ?

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